Portraits invisibles des lumières

Errance dans la fête des Lumière, ballade aux confins des contes, prises de sons, musique...
Une émission produite par Coline Lafontaine, Marie Dougnac et Martin.

Portraits invisibles des Lumières n°88 avril 2020

L'Alchimiste

Une émission de , et .

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Conte :

Mon père exerçait un métier fantastique qui m’a toujours fasciné.

Un métier auquel il a consacré sa vie et pour lequel il passait des heures à brasser des formules aussi obscures que la pièce dans laquelle il s’enfermait chaque jour. Un métier secret et mystérieux qui sentait les vieux parchemins et la chaleur âcre des bec benzène. Un métier qui stimulait l’esprit et les sens, en appelait autant à l’adresse qu’à l’érudition. Il était alchimiste.

Mes deux frères et moi savions peu de choses de l’homme discret qui nous avait engendré. Mon père portait au visage la trace de la morsure des ans, des rides profondes qui entaillaient son front soucieux comme les ravines entaillent la terre meuble des champs qui bordent le village. J’avais hérité de son regard, aussi vif que son esprit et aussi bleu que l’azur qu’il manipulait habilement dans son laboratoire.

Mon frère Igor possédait le même physique que lui : une grande carcasse voûtée mais solide, une barbe brune et fournie et des bras dont la vigueur contrastait avec la finesse de ses mains de pianistes. Mon frère cadet Léopold, lui, avait de notre géniteur l’indéfectible curiosité pour les moindres réalités de ce monde. Le réel pour lui était assemblage de chiffres et de merveilles mathématiques.

J’ai vécu plusieurs années avec la certitude que j’allais prendre la place de mon père. Que, le jour de mes 17 ans et conformément à la tradition de notre contrée, il commencerait à me livrer son savoir, à me former à exercer ce métier qui me fascinait depuis longtemps, ce métier unique, magique et fantastique. Je voulais toucher du doigt le savoir qu’il manipulait tous les jours, tourner les pages de ces parchemins usés et jaunis en comprenant enfin le sens des fins caractères italiques et des signes étranges qui les parsemaient, connaître enfin la nature du but suprême qu’il poursuivait avec une volonté sans failles. Et surtout, acquérir la formule.

La formule était la clé de tout. Elle me révélerait la manière dont je devrais poursuivre le but qui était celui de mon père et qui serait désormais le mien. Elle deviendrait mon secret, la connaissance dont je serais le seul dépositaire, une boussole pour me guider sur la voie que j’aurai à suivre avec la même détermination que mon père et son père avant lui.

Mais père avait disparu avec la formule et la clé de sa pièce de travail.

Emporté par un mal étrange, un soir d’octobre. Les derniers mots qu’il a faiblement articulés se sont envolés dans l’atmosphère aigre de la pièce comme la fumée d’une bougie soufflée monte au ciel pour se répandre dans la pièce désormais froide et sombre : “cherche à faire de l’or”. Voilà quels ont été les derniers mots de mon géniteur. Je me suis accroché à ces maigres mots, pensant qu’ils constituaient l’unique héritage d’un père qui m’avait laissé trop peu…

C’est ce jour là, meurtri par le chagrin et englouti par un désespoir sans fond, amputé de la partie de mon existence qui avait disparue avec mon père et ne serait désormais que souvenirs voués à s’estomper, que j’ai commencé ma quête.

J’ai rapidement découvert un premier indice : il me fallait trouver de l’or. C’est ce que disaient tous les livres qui parlaient du métier d’alchimiste. Trouver de l’or. Cette information acquise, il me fallait savoir comment mettre la main sur ce précieux métal qui allait occuper mes journées et peupler mes nuits.

Soucieux de ne pas faillir, j’ai partagé mes doutes avec mes deux frères, un soir que la cheminée réchauffait la pièce et que ma mère s’était retirée dans sa chambre pour se réfugier dans le monde clos de ses souvenirs et éviter de pleurer son défunt mari devant ses fils.

Mon frère Igor a longuement réfléchi avant de prendre la parole de sa voix rugueuse, calme et posée. “Il te faut voyager” a t-il dit. L’or n’est pas ici. Tu le trouveras dans les contrées lointaines, dans les hautes terres du Nord, ou aux Amériques. Père possédait des ouvrages sur ces territoires. Et mon frère de désigner une pile de livres à la tranche usée jusqu’à la corde, qui avaient toujours traîné ici et me semblaient austères et complexes. Je n’ai jamais été attiré par des livres de ce genre mais j’ai commencé à m’y plonger avec ferveur. Et c’est là que j’ai commencé à voyager mentalement, à fouler par l’esprit des ailleurs inconnus, à en découvrir l’histoire et les traditions. Je comprenais la complexité du genre humain, je touchais du doigt l’existence d’un dénominateur commun de l’humanité, d’inquiétudes communes à tous les hommes. Je découvrais des pans du monde qui m’étaient jusqu’alors inaccessibles.

Et ces livres tristes sont devenues des mines de savoir. Mais je n’ai pas pu voyager, par manque de moyens.

Ce n’était pas un problème pour mon plus jeune frère Léopold, qui avait une toute autre théorie. Il fallait selon lui trouver des formules mathématiques pour créer de l’or scientifiquement, étudier la nature pour trouver des indices de la formule universelle. Il se mit à observer l’organisation minutieuse des insectes qui grouillaient aux abords de notre demeure et que je n’avais encore jamais remarqué. Il m’incita ensuite à lever la tête pour observer les étoiles, comprendre la formidable course des planètes, les mystères insondables du cosmos. Et ce qui me semblait être le décor terne et fade de mon existence se transforma bien vite en un réservoir de merveilles et de mystères.

Mais point de formule dans tout cela. Point de chiffres miracles et point d’or.

Désespéré par une quête qui me semblait désormais vaine, je me mis à prendre la plume pour relater mes recherches. Puis pour parler du monde qui m’entourait. De la lumière diaphane du matin qui emplissait ma chambre étroite. De la couleur des champs, de la marche des étoiles, des paroles de ma mère, de la beauté du soleil couchant, de l’odeur du pain sorti du four, de la vie de mes frères qui avaient maintenant quittés le village.

Je puisais dans le réel de la matière pour mes récits, et je tenais le journal de mes découvertes quotidiennes. Resté seul à la maison, je m’employais aussi à rassurer ma vieille mère en tentant de lui révéler des sources de petites joies quotidiennes.

Mais une partie de moi me rappelait toujours que je n’avais pas su devenir alchimiste. Pas su découvrir la formule, pas su découvrir l’or.

Ce n’est que des années après que je compris. J’avais toute ma vie était alchimiste. Car le but de l’alchimiste n’était pas de trouver l’or dans une contrée lointaine. Ni de trouver l’or grâce à une formule quelconque.

Être alchimiste c’était transformer en or le réel qui s’étalait sous nos yeux. Façonner non pas des pierres précieuses, mais le vrai. Réchauffer non pas des breuvages étranges, mais les cœurs. Modeler non pas de la terre glaise mais le réel.

Transformer le quotidien et le banal pour en révéler la beauté souvent oubliée, la beauté ineffable et indicible à laquelle les hommes, par habitude, sont devenus insensibles.

En voulant m’aider, les frères sont sans le savoir devenus alchimistes avant moi. Ils ont transformé des livres poussiéreux en mines de connaissances et des spectacles quotidiens en de petites merveilles.

Et moi, j’ai continué à écrire, pour transformer en or le laid et l’ordinaire.

Je voulus un jour tromper les villageois, qui respectaient mon père pour son métier mais me raillaient parfois pour n’avoir pas su reprendre le flambeau.

Je décidai de réaliser une machine semblable à celles qu’utilisent les alchimistes et les savants, faites de bec benzènes, de larges fioles et d’ampoules à décanter. Mais je voulais leur montrer que ce que je manipulais n’était ni métaux précieux ni breuvages complexes, mais la matière même de leur quotidien.

Les bactéries qui proliféraient sous leurs yeux et que la lumière révélait. La lumière qu’ils voyaient tous les jours et dont les faisceaux constituaient le sel du dispositif. Et à ceux qui comprenaient, j’ai révélé la formule de l’alchimiste : mêler les sens, l’âme, l’esprit et l’imagination avec les beautés du monde qui nous entoure. Cette alchimie porte le nom de création, et l’on en tire un or sain et durable.

-L’Alchimiste / Lyon 3 et Lycée la Martinière Duchère-

Merci aux participants, participantes et artistes des différentes écoles participantes. Merci à Lolita Del Pino, Pauline Prevost et Guillaume Chapuis pour la composition des musiques.

Merci également à Tom Huet, Christine Richier, Julie Lola Lanteri et Frédérik Borrotzu ainsi qu’à Camille Michel pour la coordination du projet.

Merci enfin à la Fondation Bullukian d’avoir accueilli les artistes et leurs œuvres. À l’Université de Lyon pour sa production et son soutien financier.

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La fête des lumières se voit, se regarde, s’admire. Et si nous écoutions les installations lumineuses ? Nos errances dans le jardin Bullukian, nous transportent vers un nouveau rêve de la fêtes des lumières. Des souvenirs contés, des oeuvres lumineuses pour une fois racontées.

Chaque oeuvre, chaque attraction est ainsi dotée de son portrait sonore ou ne manque que l’image. Écoutez pour une fois ce que vous aviez l’habitude de voir. Quels sons produisent ces œuvres visuelles, quels sont les sons de leur fabrication, de leur montage ? Quels sons déclenchent-ils dans l’imaginaire du public, de leurs concepteurs, de leurs monteurs ? Quels sont font-elle pour vous ?

Quelles histoires vous racontent-elles ?

Une émission réalisée en partenariat et avec le support financier de l'Université de Lyon.